Détail de la statue en calcaire (RS 88.70), Centre de la Ville, Ras Shamra.
(© Mission de Ras Shamra)

La géographie d’une capitale et d’un royaume levantin : Ougarit

Une situation exceptionnelle Cité levantine par excellence, située entre mer et montagne à 9 kilomètres au nord de l’actuelle ville de Lattaquié, à un kilomètre environ de la baie de Minet el-Beida, à l’intérieur des terres, Ougarit est implantée dans le sahel – côte maritime et plaine de piémont – de Lattaquié, qui englobe la région de Ras Shamra. Ces terres fertiles et celles de la plaine de Jablé, situées au sud du principal cours d’eau de la région, le Nahr el-Kébir, correspondent au cœur du royaume d’Ougarit (fig. 1). La cité et le royaume bénéficiaient ainsi de deux des plus vastes et des plus belles plaines littorales du Levant nord. Cette position littorale est un des éléments essentiels qui expliquent l’importance d’Ougarit et le choix fort pertinent de son emplacement. La côte levantine est en effet très découpée et les plaines sont peu fréquentes. Et si de nombreuses anses offrent des abris naturels, rares sont celles qui offrent l’espace et la sécurité de celle de Minet el-Beida, qui abrita le port principal de la cité. Des ressources en eau diversifiées Le tell, quant à lui, est situé sur une butte naturelle, constituée de ramleh (terme local désignant un grès dunaire tendre), exhaussée au fil des millénaires d’existence du site (la première implantation remonte au Néolithique) et d’où la vue porte loin en mer. Il est entouré par deux cours d’eau : le Nahr Chbayyeb au nord et le Nahr ed-Delbé au sud. Après leur confluence à l’ouest du tell, ils forment le Nahr el-Faydh qui se jette dans la baie de Minet el-Beida (fig. 2). Ces cours d’eau, nés sur les pentes du plateau de Bahlouliyé, sont courts et drainent une région où les sols et la végétation ont beaucoup souffert de plusieurs millénaires d’occupation humaine et de mise en valeur agricole. Leur régime est fortement influencé par les précipitations (cf. ci-dessous) : bien alimentés pendant la saison des pluies, ils connaissent un étiage marqué durant la saison sèche et ne doivent alors leur maigre débit qu’aux sources qui jalonnent leur cours. Une sécheresse estivale accentuée a pour conséquence de les mettre à sec jusqu’aux premières pluies d’automne. Deux cours d’eau donc, qui certes proposaient une ressource aisément utilisable mais dont les apports, forcément limités et fortement déficitaires en fin de période estivale, ne pouvaient à eux seuls assurer la pérennité de l’alimentation d’une cité de l’importance d’Ougarit. Une autre ressource en eau d’accès direct sont donc les sources, notamment celles qui alimentaient les nahrs (fig. 2) et qui ont encore été observées avant 1940 par J. Weulersse. Seules deux d’entre elles, ‘Ayn al-Borj (fig. 3) et celle de Mqaté, sont de nos jours repérables. Elles coulaient encore tout au long de l’année il y a quelques 30 ans, et c’est d’ailleurs toujours le cas lors d’années humides. Mais, là aussi, la ressource était limitée, non pas tant dans le temps que dans les quantités disponibles et dans les possibilités d’exploitation. De fait, la ressource en eau la plus constante et la plus abondante de la région est la nappe phréatique contenue dans les dépôts quaternaires qui affleurent largement dans la plaine littorale et dont les sources représentent l’exutoire naturel. Certes, cet aquifère n’est pas épais (jusqu’à une dizaine de mètres) mais, alimenté depuis les pentes du plateau de Bahlouliyé, il est suffisamment important pour continuer à fournir de l’eau en fin de période sèche, notamment grâce à des puits, même dans le contexte actuel de forte exploitation. C’est vers cette nappe que se sont tournés les habitants pour s’assurer une alimentation en eau suffisante. Or, il se trouve qu’elle est d’accès facile, et ce aussi bien à partir de la cité que des campagnes environnantes. C’est bien par l’intermédiaire de puits, nombreux dans les demeures du Bronze récent, que les habitants de la cité devaient majoritairement s’alimenter en eau, du fait de la présence, sous le site, de cette même nappe qui entretient les sources. Les limites du royaume La plaine côtière est limitée à l’est et au nord-est par le plateau de Bahlouliyé, dont les pentes grises, taillées dans des marnes crayeuses, offrent un contraste saisissant avec l’aspect verdoyant de la plaine. Au delà du plateau, l’horizon est barré à l’est par les hauteurs du Djebel Ansariyé qui culmine à 1583 m, au nord et au nord-est par le massif du Baer-Bassit et enfin, au nord, par le Djebel Akra (fig. 4) qui dresse sa silhouette massive jusqu’à 1759 m. Là passe la frontière septentrionale du royaume. Ce sommet accueille en même temps le Haut-Lieu d’Ougarit, réputé être, d’après les textes ougaritiques, le domaine du dieu de l’orage, Ba‘al. La frontière orientale est constituée par le Djebel Ansariyé, sans que l’on sache si cette limite correspond à la ligne de crête ou à la retombée est du massif. Et si la limite occidentale, matérialisée par le trait de côte, ne pose guère de problème, il en va autrement de la limite méridionale où la topographie impose moins de contraintes. Ici pas de frontière naturelle : le royaume incluait au moins partiellement la plaine de Jablé, allant jusqu’au Nahr el-Soukas qui se jette dans la mer à Tell Soukas. Mais il a pu, à certaines périodes, s’étendre plus au sud, sans probablement jamais dépasser le Nahr el-Sinn, cours d’eau aux eaux abondantes dont la puissante source jaillit sous un contrefort rocheux du Djebel Ansariyé qui, peu au sud, ferme la plaine de Jablé. La carte hypsométrique (fig. 1) fait ressortir l’importance des basses terres aux pentes douces, vaste et riche domaine agricole, ceinturées de montagnes boisées, et qui accueillaient la quasi totalité des agglomérations du Bronze récent repérées lors des fouilles et des prospections. Cependant, le « vide » apparent dans la montagne, alors exploitée notamment pour la richesse de ses forêts mais moins accueillante, tient probablement aussi à la rareté des prospections qui y ont été réalisées. Au-delà du Djebel Ansariyé, qui forme la frontière orientale du royaume et qui, avec la plaine littorale, est le domaine des formations arborées, s’ouvre un autre monde, complémentaire du premier, celui du Croissant fertile, plus sec, voué à la steppe à graminées, aux plantes annuelles, aux céréales. La « méditerranéité » Cité et royaume bénéficient de conditions bioclimatiques exceptionnelles, et tout d’abord d’un climat typiquement méditerranéen, certes marqué par une longue saison sèche estivale et par des hivers humides, mais aussi par la douceur des températures et par des précipitations importantes (plus de 800 mm en moyenne par an sur le littoral), tout particulièrement en montagne où s’accrochent les nuages et où les précipitations moyennes annuelles dépassent les 1200 mm (insérer ici un lien vers la carte des précipitations sur la page « Recherches en cours/cartes »). En effet, les reliefs interviennent en bloquant en partie les vents humides d’ouest sur la façade maritime des massifs, tout en limitant l’arrivée des vents froids continentaux en hiver et des vents desséchants du désert en été. Mais c’est sans conteste la proximité de la mer qui joue le rôle essentiel en entretenant, surtout en été, une humidité atmosphérique élevée qui limite quelque peu les effets de la saison sèche, en adoucissant les températures hivernales comme estivales (19° C de moyenne annuelle) et en en limitant les amplitudes : il gèle rarement et la neige est quasi inconnue. Comme dans toutes les régions méditerranéennes, le nombre de jours de pluie est relativement restreint en regard de la dotation pluviométrique (84 jours par an) et les intensités fortes, pouvant atteindre 50 mm par jour. Mais surtout, la région bénéficie d’une variabilité interannuelle des précipitations particulièrement peu élevée, avec des coefficients de variation (rapport de l’écart-type d’une série à sa moyenne) de l’ordre de 20 à 25 % seulement, pour 25 à 30 % sur le littoral de manière générale, et de 35 à 45 % à l’intérieur des terres (et plus de 50 % aux confins des déserts). Cette « méditerranéité » règle largement la vie des Ougaritains. Elle impose ses lois à la végétation, qu’elle soit naturelle ou cultivée, allant de la garrigue de pistachiers et de lentisques aux forêts de chênes et de pins, aux très recherchés cèdres, célèbres dans tout l’Orient. Elle transparaît surtout dans l’économie agraire par l’intermédiaire de la fameuse « trilogie méditerranéenne » du blé, de la vigne et de l’olivier (fig. 5), bases incontournables de l’alimentation, dont l’usage courant est attesté sur le site par la découverte en grand nombre d’installations de mouture et de pressoirs. La méditerranéité régit aussi le commerce, largement tourné vers les exportations par la mer des riches denrées agricoles et forestières que produit le royaume. Elle procure enfin à la capitale prospérité et influence en la plaçant au cœur des réseaux d’échanges de l’époque, entre la Mésopotamie et l’Égée, entre l’Anatolie et l’Égypte, au débouché de nombreuses routes commerciales, au plus près de Chypre, fondant le cosmopolitisme d’Ougarit où se croisent et se brassent peuples et cultures. Situation actuelle, situation passée Situation actuelle et situation passée ne sont guère différentes. Certes on peut supposer que, du temps de la splendeur d’Ougarit, les ressources en eau étaient quelque peu plus abondantes qu’aujourd’hui. Mais il faut pour cela partir du principe que le climat, alors méditerranéen comme de nos jours, était un peu plus humide que l’actuel, ce qui, en l’absence d’études spécifiques, est difficile à affirmer. Ou bien supposer que la végétation et les sols étaient moins dégradés qu’aujourd’hui, ce qui est probable, mais pas certain. En effet, nous savons bien peu de choses des effets d’une exploitation des sols qui, à l’époque où Ougarit est florissante, est déjà pluri millénaire. De fait, tout dépend de la réalité du climat d’alors, dont nous savons encore peu de choses. Pour peu qu’il ait été plutôt défavorable, la destruction du couvert végétal et l’érosion des sols ont pu être rapides. Il ne s’agit pas de prétendre qu’il n’y a pas eu de fluctuations climatiques : ces dernières sont attestées au Proche-Orient et ont joué un rôle non négligeable. Sur le littoral levantin et pour la période qui nous intéresse, elles sont cependant encore peu connues et leurs possibles effets sur les milieux naturels le sont encore moins. Ce qui peut être avancé, c’est que la méditerranéité – qu’elle soit climatique, édaphique ou biologique – est une réalité depuis le début de l’Holocène. L’aléatoire climatique y est donc, peu ou prou, de tout temps, une règle que les Hommes ont dû impérativement prendre en compte. L’irrégularité climatique et, partant, la constance de l’approvisionnement en eau ont donc toujours dû être parmi les soucis premiers des cités implantées sur le littoral levantin. Ni la cité, ni le royaume d’Ougarit n’ont échappé à cet état de fait, ce qui transparaît jusque dans les textes littéraires retrouvés sur le site, notamment dans La légende de Danel et d’Aqhat : « … Alors Danel, l’homme de guérison, prie : « Que les nuages, dans la chaleur de la saison, que les nuages fassent tomber la pluie d’automne, qu’en été, la rosée se répande sur les raisins. » (Mais) pendant sept ans, Ba‘al va faire défaut, (il va faire défaut) pendant huit (ans), le Chevaucheur des nuées. Point de rosée, point d’averse, point de gonflement des abîmes, point d’agréable voix de Ba‘al… » (Caquot et al. 1974, p. 444-445) Le développement, tant de la cité que du royaume, et une partie de leur puissance reposaient donc, hier comme aujourd’hui encore, sur la capacité des habitants à assurer un approvisionnement en eau sinon régulier, au moins minimal, même et surtout durant les inéluctables périodes sèches. Bibliographie Blanchet G., Sanlaville P., Traboulsi M. 1997, « Le Moyen-Orient de 20000 à 6000 BP. Essai de reconstitution paléoclimatique », Paléorient 23/2, Paléoenvironnement et sociétés humaines au Moyen-Orient de 20000 BP à 6000 BP, p. 187-196. Calvet Y., Geyer B. 1995, « Environnement et ressources en eau dans la région d’Ougarit », in M. Yon, M. Sznycer et P. Bordreuil (éds), Le pays d’Ougarit autour de 1200 av. J.-C., Actes du colloque international, Paris, 28 juin – 1er juillet 1993, Ras Shamra-Ougarit XI, ERC, Paris, p. 169-182. Caquot A., Sznycer M., Herdner A. 1974, Textes ougaritiques, I, Mythes et légendes, Les Éditions du Cerf, Paris, 613 p. Geyer B. 1987, « Ougarit : un environnement favorable », Le Monde de la Bible 48, p. 6-7. Geyer B. 2012, « Ressources en eau et aménagements hydrauliques en Ougarit : état de la recherche », in V. Matoïan, M. al-Maqdissi et Y. Calvet (éds), Études ougaritiques 2, RSO XX, Éd. Peeters, p. 11-18. Geyer B. 2017, « Climat et variabilité dans la région de Ras Shamra-Ougarit », in V. Matoïan (dir.), Archéologie, patrimoine et archives I, Les fouilles anciennes à Ras Shamra et à Minet el-Beida, Ras Shamra – Ougarit XXV, Éditions Peeters, Leuven, p. 393-401. Geyer B., Calvet Y., avec la coll. de Matoïan V., Marriner N., Leconte M., Chambrade M.-L., Onnis F., Goiran J.-P. 2013, « Le « pont-barrage » du Nahr ed-Delbé (Ras Shamra – Ougarit, Syrie) », in V. Matoïan et M. Al-Maqdissi (éds), Études ougaritiques III, Ras Shamra – Ougarit XXI, Éd. Peeters, p. 1-45. Geyer B., Jacob-Rousseau N., Chambrade M.-L. 2016, « La géographie d’un royaume levantin », in V. Matoïan et T. Römer (dir.), Catalogue d’exposition : Ougarit entre Orient et Occident, Mission archéologique syro-française de Ras Shamra – Collège de France, p. 18-19. Geyer B., Jacob-Rousseau N. 2017, « Le royaume d’Ougarit, entre mer et montagne », in V. Matoïan (dir.), Archéologie, patrimoine et archives I, Les fouilles anciennes à Ras Shamra et à Minet el-Beida, Ras Shamra – Ougarit XXV, Éditions Peeters, Leuven, p. 385-392. Jacob-Rousseau N., Geyer B. 2017, « Des paysages du nord du Levant révélés par les photographies aériennes : l’apport du fonds Claude Schaeffer », in V. Matoïan (dir.), Archéologie, patrimoine et archives I, Les fouilles anciennes à Ras Shamra et à Minet el-Beida, Ras Shamra – Ougarit XXV, Éditions Peeters, Leuven, p. 349-378. Traboulsi-Makké M. 2004, Les précipitations au Proche-Orient : variabilité spatio-temporelle et relations avec la dynamique de l’atmosphère (1960-61/1989-90), thèse de doctorat, Diffusion ANRT. Weulersse J. 1940, Le pays des Alaouites, Tours.